mardi 3 avril 2012

Points de Boulogne sur dentelle Chantilly



Un article sur la restauration de textiles, cela faisait longtemps que je l'avais promis : le voici enfin !

Comme on peut aisément le voir sur ce blog, il y beaucoup de couture dans ma vie. En plus de mes activités diverses de réalisation de vêtements de style vintage, de bibis et de costumes historiques, je fais des études de restauration de textiles anciens. Autrement dit, je couds toute la journée, ou presque ! Mais la restauration de textiles, ce n'est pas que de la couture. Il faut aussi s'y connaitre un peu en chimie, en histoire de l'art, et dans pas mal d'autres domaines en fait... 

Je me suis dit que j'allais profiter de ce blog pour témoigner un peu de cette pratique, et je vais commencer en vous parlant d'une restauration que j'ai faite en stage. Il s'agit d'une jupe en soie gris pâle recouverte de dentelle de Chantilly faite à la main. Elle date des années 1875, et elle a un peu souffert du temps... Des taches, des déchirures, des manques dans la dentelles, des déformations : pour pouvoir être exposée, il lui fallait une restauration !


Voici le détail d'une partie des interventions que j'ai menées pour donner à cette jupe plus de chances  d'être conservée longtemps et bien. Entre l'étude et la restauration, il m'a fallu environ deux semaines de travail pour arriver à un résultat satisfaisant.

Voici une partie du volant de dentelle avant l'intervention : cette partie de la jupe s'est sans doute accrochée quelque part lorsque la jupe était portée, ce qui a causé cette déchirure. Les fils s'effilochent et le motif est déformé, on risque de perdre des morceaux au moindre contact :



La première étape consiste à remettre bien à plat la zone à traiter. Les fers à repasser sont formellement proscrits pour les tissus anciens, car on évite tant que possible de chauffer les fibres anciennes qui sont souvent extrêmement sensibles. On utilise donc des méthodes avec un apport d'humidité plus ou moins important : parfois on mouille franchement, d'autres fois on apporte juste une brume d'eau déminéralisée à la surface du textile. C'est ce qui a été fait ici. Une fois légèrement humide, la dentelle est repositionnée correctement et maintenue entre deux surfaces planes et lisses (ici des plaques de verre) pour le séchage qui se fait à l'air libre.


Puis il faut consolider. Le cas de la dentelle est particulier, car c'est un tissu transparent. On a choisi une fine toile de soie appelée crepeline pour apporter un support sans occulter le motif et sans faire un effet de tache. J'ai teint la soie en noir avec des colorants industriels, testés pour leur résistance au lavage et à la lumière. J'ai découpé une pièce en soie, en suivant les contours des motifs de dentelle autour des trous, afin de camoufler le plus possible les bordures. Il faut ensuite coudre la pièce, avec un fil de fin extrêmement fin (à peu près comme un cheveu...). On utilise pour cela de fines aiguilles courbes (utilisées pour la chirurgie oculaire, je sais c'est un peu dégueu) Autour des trous, on fait des points de restauration, qui sont très proches des points de Boulogne en broderie. Cela permet de maintenir le tissu ancien sur son support neuf sans exercer de tensions et tout en laissant aux tissus une relative souplesse. Comme on le voit sur la photo ci-dessous, je n'ai pas "bouché les trous" ni refait de la dentelle, les manques sont encore visibles. Mais ils sont discrets, et surtout ils ne risquent plus de s’agrandir : l’objectif premier de la restauration, la stabilité, est atteint. Cette intervention peut être décousue assez facilement, ce qui garantit un des principes clés de la discipline, la réversibilité.



Voici un autre exemple, à plus grande échelle. Sur le côté droit de la jupe, il y avait une grande déchirure, qui avait été grossièrement raccommodée :




 En plus d'être inesthétique, ce raccommodage exerçait des tensions sur la dentelle et avait déjà provoqué d'autres petites déchirures tout autour. Nous avons donc décidé de la défaire, de consolider la déchirure et de restituer les plis en essayant d'être le plus fidèle possible aux lignes et aux drapés de la jupe, en fonction de la silhouette de l'époque.

J'ai remis à plat toute la zone, selon le même principe que la petite déchirure de la bordure de dentelle. Je me suis rendue compte qu'il y avait un assez grand manque :



Après avoir doublé la zone abîmée et fait des points de couture, toujours selon la même technique, j'ai pu refaire des plis. Pour cela, il a fallu faire plusieurs essais, en positionnant la jupe sur un mannequin, afin de retrouver un beau drapé. Pour éviter que la dentelle se déchire à nouveau, une languette de soie plus épaisse a été cousue à la ceinture et positionnée sous les plis, afin de les maintenir et de les soutenir.


La dernière étape a été l'adaptation d'un mannequin aux mesures de la jupe et à la silhouette des années 1875. J'ai rembourré le buste pour arrondir la poitrine, puis je lui ai mis une housse en jersey noir pour un aspect neutre et discret. J'ai ensuite cousu un long jupon en toile épaisse, avec un volant froncé pour soutenir la jupe. Et enfin j'ai réalisé une tournure (ou faux cul) en faisant une sorte de gros coussin.

 Voici donc la jupe restaurée, avec ses plis restitués, sur son mannequin et avec son jupon sur-mesures !


J'espère que cet article un peu technique vous aura intéressé et donné envie d'en savoir plus sur la restauration ! Parce qu'on parle beaucoup de la peinture, mais il n'y a pas que ça ;-)

7 commentaires:

Nanalye a dit…

C'est passionnant ! Et le résultat sur le mannequin est magnifique. On ne se rend pas compte du travail !

Courson26 a dit…

Merci Ségolène de nous permettre d'en découvrir un peu plus sur ton travail qui allie à merveille la tête et les mains: tu es un peu historienne, un peu chirurgien (j'en ai des frissons), un peu styliste, un peu chimiste. ça donne envie de rencontrer tous les gens qui travaille dans l'ombre des musées.

Ségolène a dit…

@Natalye : c'est en effet souvent difficile d'évaluer le temps de travail, mais en général l'étape "mannequin" est assez gratifiante. Le seul problème c'est que ça me donne envie de copier la jupe pour moi ;-)

@Courson26 : ça faisait longtemps que je voulais partager ici ce que je fais, je suis contente que ça t'intéresse ! (tu as oublié couturière dans la liste...)

l'Elfe a dit…

Merci pour cet article passionnant !

clem a dit…

Merci pour l'article, c'est vraiment très intéressant de voir ça !

Unknown a dit…

Je découvre ce blog, merci de partager ces trésors.

Anonyme a dit…

Passionnant!

Quelle richesse de compétences que la restauration textile!
Je suis en admiration!

Merci Ségolène
...et encore si possible ;-)